Lycée Notre Dame

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L’intolérance est-elle toujours condamnable? Romain Motier, dans son savoureux Traité de l’intolérance, écrivait à propos de notre modernité et de sa soif de tolérance: «Le progrès des Lumières, l’Aufklaerung, conduit partout à faire triompher les idées dites modernes, c’est-à-dire à persécuter les idées dites anciennes… La tolérance est donc aussi intolérante que son contraire, mais elle se réclame d’un idéal plus large; voilà tout ce qu’on peut lui accorder. Parlons net. La démocratie devrait s’appeler: non pas gouvernement par le peuple mais gouvernement au nom du peuple. Exactement comme la fessée à un gosse ne s’appelle pas sévices gratuits, mais punition éducative. C’est au nom de la morale que siffle le martinet. C’est au nom de la liberté que verbalisent les gendarmes et que grincent les verrous des prisons. C’est au nom du peuple que le peuple est remis à sa place éternelle de plèbe, d’assujetti, de serf.» Ce n’est que rappeler sous une autre forme le fameux: «pas de liberté, pour les ennemis de la liberté», ce que Taine formulait de la façon suivante: «Il n’y a que l’intolérance quisoit intolérable». On le voit, la formule peut s’entendre en deux sens: celui qui se verra taxer d’intolérance aura alors beau jeu de dénoncer lui-même l’intolérance dont il serait victime, renvoyant à son contradicteur son argument, comme un retour de boomerang. Mais se pose alors la question de savoir si la tolérance n’est jamais qu’un masque d’une intolérance qui ne dit pas son nom. Dans un autre sens, plus généreux sans doute, il faudrait comprendre que la tolérance ne saurait, pour être, s’accommoder de ce qui prétend imposer par la violence, une restriction ou un obstacle à la possibilité pour l’autre de défendre ses idées ou ses options. Mais, c’est alors poser la question de savoir si toute idée ou toute option est acceptable. Le problème est bien celui de savoir comment sortir de l’alternative à laquelle on semble condamner: celle d’un dogmatisme qui serait intolérant, du fait même qu’il est dogmatique et celle d’un relativisme qui consisterait à mettre sur le même plan toutes les valeurs ou les options. C’est alors la question de la vérité, sur le plan théorique, et du Bien, sur le plan pratique qui est en jeu. – Il y a un problème immédiat à prétendre savoir ce qui est vrai ou bien, car alors c’est considérer que tout discours contradictoire serait nécessairement faux, ou défendrait des options qui ne pourraient être que mauvaises. C’est tout le sens du dogmatisme qui se pose comme un discours vrai ou moral. Dès lors, la tolérance ne consiste-t-elle pas à reconnaître, selon la formule de Pascal, la vanité de toutes les opinions, «vérité en-deçà des Pyrénées, fausseté au-delà»? Et à admettre que ne pouvant être sûr de détenir la vérité, la position de l’autre devrait être, dans le doute, considérée avec la même indulgence et le même respect que la mienne? En ce sens, la vérité ne pourrait être qu’un idéal vers lequel nous tendons mais sans jamais pouvoir prétendre la posséder, sous peine de s’enfermer dans une orthodoxie qui exclurait tout autre discours considéré, ipso facto, comme hérétique. De même, sur le plan moral, la prétention à savoir ce qui est bien pour soi et pour les autres conduirait à un intégrisme ou un fondamentalisme, dont on voit qu’ils sont régulièrement dénoncés de nos jours. Mais si l’on reprend alors le premier sens que nous distinguions tout à l’heure, une telle dénonciation n’est-elle pas une forme d’intolérance? Cependant, elle serait une intolérance non pas à la différence de conception mais à tout dogmatisme ou toute prétention à la vérité. Dès lors, la tolérance consisterait en une attitude généreuse qui, s’interdisant tout préjugé d’une quelconque nature, accepterait toute opinion comme recevable. Pourtant, une telle attitude ne laisse pas de poser problème, car ne fait-elle pas le lit de toute conception, y compris les pires? On voit bien d’ailleurs à quelles limites se heurtent immédiatement cette position: elle risquerait bien d’être un aveu d’impuissance à déterminer la valeur d’une idée ou d’un comportement. Ainsi, lorsqueClaude Levi-Strauss dénonce ce qu’il appelle l’ethnocentrisme, attitude qui consiste à juger une autre société à l’aune des valeurs ou critères de la sienne, comme une forme particulièrement aiguë de l’intolérance, faut-il pour autant comprendre qu’il faudrait s’interdire de juger des pratiques étrangères sous prétexte qu’elles sont admises dans ces pays? De même, faudrait-il considérer que nous ne saurions juger des mœurs passées sous peine de faire un anachronisme car «autre temps, autre mœurs»? Que dire alors de l’excision des petites filles ou de la lapidation des femmes adultères, des jeux du cirque ou de la Saint-Barthélemy? On rétorquera sans doute qu’elles appartiennent justement à la catégorie des formes d’intolérance et que par conséquent elles ne sauraient bénéficier d’aucune tolérance. Mais comment discriminer ce qui serait tolérable et ce qui ne le serait pas? Et n’est-ce pas à dire qu’il y aurait bien une forme d’intolérance légitime? – Bien sûr, il y a un certain nombre de comportements qui nous choquent et qui nous semblent à ce titre condamnables. Mais toute condamnation se fait toujours depuis une certaine position morale ou politique. Ne vaudrait-il pas mieux alors distinguer deux sphères où pourrait s’élaborer un discours? Une sphère privée dans laquelle pourrait se constituer toute opinion qui ne vaudrait que relativement à la personne ou à sa communauté, et qui, à ce titre, serait acceptable; et une sphère publique, dans laquelle devrait régner une neutralité, une sorte de devoir de réserve. C’est ainsi qu’on pourrait comprendre la laïcité, au sens moderne. Ainsi, par exemple, l’interdiction du voile islamique ne vaut que pour la sphère publique. On devrait donc à la fois, avoir ses convictions personnelles mais s’interdire de vouloir les imposer dans le domaine public. Il faudrait une certaine forme d’indifférence. La tolérance consisterait donc dans le fait de tolérer, au sens premier du terme, les différences de comportements, de convictions, tant que celles-ci n’empiètent pas sur le domaine public. Dans le cas contraire, il faudrait prendre des mesures pour les empêcher éventuellement de nuire aux autres. C’est effectivement souvent ainsi que l’on semble entendre aujourd’hui la notion de tolérance, du moins dans notre société. Mais cette position soulève plusieurs problèmes tout à fait cruciaux. En effet, la distinction entre sphère privée et sphère publique, pour courante qu’elle soit, pose le problème de l’unité de la personne. La laïcité ainsi n’est pas l’indifférence religieuse mais, au contraire, la liberté de conscience et de culte. Que pourrait signifier pour le croyant de ne se conformer que de façon privée aux prescriptions de sa religion. Il est évident qu’il n’est pas juif, musulman ou chrétien, que chez lui, en-dehors des heures de travail ou d’école. Cela conduirait à saucissonner l’individu et à rendre proprement impossible toute cohérence dans sa vie. Ce problème est sensible et fait polémique, on le voit régulièrement. Ainsi, peut-on exiger du juif qu’il quitte la kipa au travail, comme de la musulmane qu’elle enlève son voile à l’école? Faut-il les obliger à consommer du porc à la cantine? On ne saurait par conséquent éviter complètement la confrontation de valeurs ou de comportements distincts au sein d’un même espace. Et une telle attitude ne serait sans doute d’ailleurs pas souhaitable. D’autre part, c’est la question même de l’indifférence qui pose problème. On retrouve ici la figure d’Eichmann et de ce que Hannah Arendt appelle justement la banalité du mal. En effet, Eichmann, le responsable nazi des transports ferroviaires qui ont été une des conditions majeures de la solution finale durant la seconde guerre mondiale, s’est révéler être un homme on ne peut plus ordinaire. Bon père de famille, époux aimant et fidèle, homme lettré et cultivé, bon catholique, il semble à l’opposé de tous les clichés que l’on peut se faire de l’homme intolérant qu’on imagine être le nazi. Il n’a cessé de préciser, lors de son procès, que «personnellement, [il] n’avait rien contre les juifs», mais qu’il considérait qu’en tant que fonctionnaire d’un Etat, son devoir de réserve lui interdisait de faire valoir ses convictions personnelles dans le cadre de son travail. La notion de «devoir» ne cesse d’ailleurs de revenir dans la justification de ses actes. Il a fait ce que tout fonctionnaire doit faire dans le cadre fixé par la loi, sachant que cette loi peut se trouver en contradiction avec ses valeurs personnelles qu’il ne saurait alors faire prévaloir contre la volonté générale, ce qui serait une forme d’intolérance ou d’intégrisme. On retrouve donc l’idée évoquée tout à l’heure qu’une telle indifférence conduirait à faire le lit du pire. «Qui ne dit mot, consent», dit la formule consacrée. – Il aurait donc peut-être du justement refuser de faire ce qu’on exigeait de lui, au nom de ses convictions personnelles, car c’est une chose que de vouloir faire prévaloir ses valeurs, c’en est une autre que de refuser de promouvoir celles des autres. C’est en ce sens qu’il faudrait parler d’indifférence. Mais la question se pose de savoir si une telle option était possible. En effet, de très nombreuses choses peuvent être contraires à nos valeurs ou convictions. Pourtant, le jeu politique implique bien que c’est la majorité qui décide et que donc nul n’est censé s’abstenir de respecter les lois sous prétexte qu’ils les pensent mauvaises. Sans doute, la tolérance implique-t-elle des concessions et passe-t-elle par le compromis qui est la condition du vivre-ensemble. Mais il se pourrait bien que le compromis devienne compromission, dès lors que nous nous trouvons face à ce que nous savons être mauvais ou faux. En effet, que vaudraient des convictions que l’on renonce à faire valoir sous prétexte qu’elles ne sont pas partagées. «Qui ne gueule la vérité, disait Péguy, se fait le complice de tous les faussaires et de tous les menteurs.» On comprend quel pourrait être le scrupule de celui qui se pose la question honnêtement de la valeur de ses idées et qui craint de se tromper, mais on ne peut décemment pour autant tout tolérer. C’est ce scrupule que formule Camus dans ses très belles Lettres à un ami allemand, lorsqu’il écrit: «Vous me disiez: «La grandeur de mon pays n’a pas de prix. Tout est bon qui la consomme. Et dans un monde où plus rien n’a de sens, ceux qui comme nous, jeunes Allemands, ont la chance d’en trouver un au destin de leur nation doivent tout lui sacrifier.» Je vous aimais alors, mais c’est là que, déjà, je me séparais de vous. «Non, vous disais-je, je ne puis croire qu’il faille tout asservir au but que l’on poursuit. Il est des moyens qui ne s’excusent pas. Et je voudrais pouvoir aimer mon pays tout en aimant la justice. Je ne veux pas pour lui de n’importe quelle grandeur, fût-ce celle du sang et du mensonge. C’est en faisant vivre la justice que je veux le faire vivre». Vous m’avez dit: «Alors, vous n’aimez pas votre pays». Il y a cinq ans de cela, nous sommes séparés depuis ce temps et je puis dire qu’il n’y a pas un jour de ces longues années (si brèves, si fulgurantes pour vous!) où je n’ai pas eu votre phrase à l’esprit. 3Vous n’aimez pas votre pays!» Quand je pense aujourd’hui à ces mots, j’ai dans la gorge quelque chose qui se serre. Non, je ne l’aimais pas, si c’est ne pas aimer que dénoncer ce qui n’est pas juste dans ce que nous aimons, si c’est ne pas aimer que d’exiger que l’être aimé s’égale à la plus belle image que nous avons de lui. Il y a cinq ans de cela, beaucoup d’hommes pensaient comme moi en France. Quelques-uns parmi eux, pourtant, se sont déjà trouvés devant les douze petits yeux noirs du destin allemand. Et ces hommes qui selon vous n’aimaient pas leur pays, ont plus fait pour lui que vous ne ferez jamais, même s’il vous était possible de donner cent fois votre vie pour lui. Car ils ont eu à se vaincre d’abord et c’est leur héroïsme. Mais je parle ici de deux sortes de grandeur et d’une contradiction sur laquelle je dois de vous éclairer. […] Je veux vous dire tout de suite quelle sorte de grandeur nous met en marche. Mais c’est vous dire quel estle courage que nous applaudissons et qui n’est pas le vôtre. Car c’est peu de chose que de savoir courir au feu quand on s’y prépare depuis toujours et quand la course vous est plus naturelle que la pensée. C’est beaucoup au contraire que d’avancer vers la torture et vers la mort, quand on sait de science certaine que la haine et la violence sont choses vaines par elles-mêmes. C’est beaucoup que de se battre en méprisant la guerre, d’accepter de tout perdre en gardant le goût du bonheur, de courir à la destruction avec l’idée d’une civilisation supérieure. C’est en cela que nous faisons plus que vous parce que nous avons à prendre sur nous-mêmes. Vous n’avez rien eu à vaincre dans votre cœur, ni dans votre intelligence. Nous avions deux ennemis et triompher par les armes ne nous suffisait pas, comme à vous qui n’aviez rien à dominer. Nous avions beaucoup à dominer et peut-être pour commencer la perpétuelle tentation où nous sommes de vous ressembler. Car il y a toujours en nous quelque chose qui se laisse aller à l’instinct, au mépris de l’intelligence, au culte de l’efficacité. Nos grandes vertus finissent par nous lasser. L’intelligence nous donne honte et nous imaginons parfois quelque heureuse barbarie où la vérité serait sans effort. Mais sur ce point, la guérison est facile: vous êtes là qui nous montrez ce qu’il en est de l’imagination, et nous nous redressons. Si je croyais à quelque fatalisme de l’histoire, je supposerais que vous vous tenez à nos côtés, ilotes de l’intelligence, pour notre correction. Nous renaissons alors à l’esprit, nous y sommes plus à l’aise. Mais nous avions encore à vaincre ce soupçon où nous tenions l’héroïsme. Je le sais, vous nous croyez étranger à l’héroïsme. Vous vous trompez. Simplement, nous le professons et nous en méfions à la fois. Nous le professons parce que dix siècles d’histoire nous ont donné la science de tout ce qui est noble. Nous nous en méfions parce que dix siècles d’intelligence nous ont appris l’art et les bienfaits du naturel. Pour nous présenter devant vous, nous avons dû revenir de loin. Et c’est pourquoi nous sommes en retard sur toute l’Europe, précipitée au mensonge dès qu’il le fallait, pendant que nous nous mêlions de chercher la vérité. C’est pourquoi nous avons commencé par la défaite, préoccupés que nous étions, pendant que vous vous jetiez sur nous, de définir dans nos cœurs si le bon droit était pour nous. Nous avons eu à vaincre notre goût pour l’homme, l’image que nous nous faisions d’un destin pacifique, cette conviction profonde où nous étions qu’aucune victoire ne paie, alors que toute mutilation de l’homme est sans retour. Il nous a fallu renoncer à la fois à notre science et à notre espoir, aux raisons que nous avions d’aimer et à la haine où nous tenions toute guerre. Pour vous le dire d’un mot que je suppose que vous allez comprendre, venant de moi dont vous aimiez serrer la main, nous avons dû faire taire notre passion de l’amitié.» On le voit, on ne peut donc s’interdire, au nom d’une tolérance qui ne serait qu’une lâcheté, de s’opposer au mal, y compris par la violence si cela est nécessaire. Mais ce ne saurait être au nom d’une vérité préjugée, qui ne serait alors qu’un dogmatisme, mais au nom d’une raison éclairée et d’un cœur mortifié qui se sont longuement interrogés pour déterminer de quel côté est le bon droit. C’est la seule garantie contre la barbarie, dont un relativisme béat et imbécile fait souvent le lit. L’intolérance est donc parfois une exigence face à ce qui ne saurait être toléré.