Lycée Notre Dame

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La mort est-elle pensable? De tous les animaux, l’homme est le seul qui connaisse l’espérance et la nostalgie, c’est-à-dire le seul qui se pense dans le temps. Corrélativement, il est le seul qui sait qu’il va mourir. Sans doute les animaux sentent-ils l’approche de la mort quand elle vient, mais l’homme, lui, sait à tout instant qu’il est mortel. Pourtant de quel savoir s’agit-il? Car à bien y réfléchir, il est évident qu’on ne saurait avoir la moindre connaissance de ce que, par définition, nul n’a jamais expérimenté. Pourtant, il y a bien une inéluctabilité de la mort qui constitue une certitude et qui pose alors la question de la valeur d’une existence qui est vouée à disparaître.Ainsi, si la mort ne peut être une expérience, elle demeure une idée, un objet de spéculation qui alimente tous les fantasmes et nourrit notre imagination. Si nous ne pouvons avoir aucune certitude sur ce qu’elle est – néant ou porte vers un au-delà – la pensée de la mort peut sans doute éclairer le sens que nous pouvons donner à notre existence. Dès lors, la mort n’est-elle pas ce qui nous conduit à «sortir de notre existence» pour la contempler, la juger et l’estimer? Mais si tout est voué à la mort, êtres et choses, selon ce qu’établit le principe d’entropie, ne faut-il pas s’exclamer avec l’ Ecclésiaste: «Vanitas vanitatum, omnia est vanitas(Vanité des vanités, tout est vanité), Tout va vers un lieu unique, tout vient de la poussière et tout retourne à la poussière», selon la formule forte de l’office des cendres. C’est bien ainsi que nous nous pensons dans le temps, temps qui coule et nous échappe tel le sable entre les doigts qui cherche à l’étreindre. Le passé n’est plus et laisse place à la nostalgie, le futur n’est pas encore et n’est qu’une espérance, quant au présent, il est si évanescent qu’il nous échappe dés lors qu’on cherche à le saisir. Qu’est-ce que le temps? demande saint Augustin, dès qu’on me le demande je ne le sais plus. Et pourtant le temps est la trame même de notre conscience. Elle est temporelle comme on dirait du corps qu’il est matériel. Et cette conscience est conscience de la fragilité de la vie. «Je ne vois, dit Pascal, je ne vois que des infinités qui m’enferment de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus c’est cette mort même que je ne saurais éviter. Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais; et je sais seulement qu’en sortant de ce monde, je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux solutions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude.» Mais cette prise de conscience elle-même, implique que je sorte d’une certaine manière du temps, car si j’étais entièrement emporté par le flux du temps comme un fétu de paille pris dans le courant du fleuve héraclitéen, ainsi qu’une pierre, une plante ou même un animal, alors je ne pourrais pas me le représenter comme une unité, celle de la vie qui a une source et un delta. Autrement dit, la conscience de la mort, comme fin de la vie, suppose un être qui domine ce cours: le sujet. Ainsi, si la conscience est temps, elle est en même temps ce qui surplombe le temps, l’éternité au cœur du changement perpétuel. Dès lors, la sagesse ne consiste-t-elle pas, suivant l’intuition des philosophies antiques, à célébrer l’instant présent comme le lieu d’émergence de la permanence dans le changement, de l’éternité dans le temps. Epicure disait, en ce sens que la mort n’est rien pour nous, car ce qui est, c’est la vie. Or, si je suis, la mort n’est pas. Et si la mort est, alors je ne suis plus. De sorte que la mort et moi ne pouvons jamais nous rencontrer. Il faut donc savourer l’éternité du sujet, la jouissance d’être soi, d’exister, sans se laisser inquiéter ni troubler par ce qui n’est pas.Toute la misère de l’homme viendrait en effet du souci de ce qui a été ou de ce qui sera, qui le détourne de ce qui est: l’instant présent. C’est en ce sens, que les Epicuriens considéraient comme condition du bonheur, le fait de se libérer de la crainte de la mort, pour, selon la célèbre formule d’Horace, «cueillir le jour présent». L’homme qui cout après le temps ne peut donc vivre qu’à l’extérieur de lui-même. Il ne faut donc pas, dira Epicure, penser à la mort. Pourtant, suffit-il de congédier la mort pour trouver une sérénité qui pourrait s’apparenter à une simple insouciance. Celle de l’enfant qui ignore. Mais peut-on ignorer ce que l’on sait? Alain disait que tout savoir est savoir que l’on sait, autrement dit que tout savoir est conscience de savoir. Or, on ne saurait justement abolir cette conscience. C’est sans doute ce à quoi l’on s’efforce comme le notait Pascal, encore lui, à travers le divertissement: «Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. L’unique bien des hommes consiste donc à être divertis de penser à leur condition ou par une occupation qui les en détourne, ou par quelque passion agréable et nouvelle qui les occupe, ou par le jeu, la chasse, quelque spectacle attachant, et enfin par ce qu’on appelle divertissement.» Mais ne s’agit-il pas d’une simple fuite en avant? Søren Kierkegaard distinguait ainsi trois attitudes face à l’idée de notre finitude qui définiront corrélativement trois types d’existence. La première attitude est celle de «l’homme charnel» qui se dit:«Mangeons et buvons car demain nous mourrons». C’est la position de l’hédoniste que se dépêche de jouir avant qu’il ne soit trop tard. Mais, pour Kierkegaard, «c’est là ce méprisable ordre de choses où l’on vit pour manger et boire, et où l’on ne mange ni ne boit pour vivre». Ce refus de l’inquiétude que suscite la prise de conscience de notre mortalité conduit à la banalisation de l’existence. Heidegger reprendra d’ailleurs cette idée à son compte, nous le verrons. La deuxième attitude est celle de «l’esprit plus profond» qui considère, au contraire, pleinement sa mort, mais cette idée le conduit à un sentiment d’impuissance qui le paralyse et l’empêche de vivre vraiment. C’est la figure de Hamlet, dont Hegel disait que «le banc de sable de l’existence finie ne le satisfait pas», «homme perdu qu’une satiété profonde a déjà presque consumé» avant qu’il ne meure réellement. Mais ce dégoût de vivre (ce qu’en latin, on nomme taedium vitae) ne vient-il pas d’une considération lâche de la mort, celle de celui qui ne s’y est jamais vraiment mesuré? On pourrait alors comprendre le paradoxe qui caractérise nos sociétés occidentales modernes. En effet, jamais, sans doute, dans l’Histoire, l’homme n’a été autant prémuni du risque de mort: celle de la violence de la guerre (nous vivons dans des sociétés qui ont rarement connu une aussi longue période de paix), celle de la maladie (les progrès de la médecine, de l’hygiène, des conditions de vie ont considérablement augmenté l’espérance de vie); mais, dans le même temps, jamais la mort n’a été aussi présente sous sa forme fantasmée ou spectaculaire (celle des jeux vidéo, des films ou des reportages télévisés qui nous montrent scènes de guerre et accidents en tout genre). Jamais l’homme n’avait été autant informé de tous les risques qu’il court à chaque instant: d’où l’obsession de la sécurité, le principe de précaution, les assurances contre tout. Durant les années quatre-vingt, la sur-médiatisation des agressions à New-York a créé une psychose collective qui s’est traduite par une augmentation des maladies psychosomatiques. La peur de la mort causait plus de mal que les agressions elles-mêmes. Dans le même temps, elle paralysait l’action: on n’osait plus sortir le soir, on avait peur de se rendre à son travail par les transports en commun… La troisième attitude est celle de «l’homme sérieux» qui «comprend que si la mort est une nuit, la vie est le jour, que si l’on ne peut travailler la nuit, on peut agir le jour, et comme le mot bref de la mort, l’appel concis mais stimulant de la vie, c’est: aujourd’hui même. Car la mort envisagée dans le sérieux est une source d’énergie comme nulle autre; elle rend vigilant comme rien d’autre.» On en trouve une très belle illustration dans le chef-d’œuvre de Bergman, Le Septième sceau, où le chevalier engage une partie d’échec avec la mort, ce qui lui donnera, dans ce face-à-face, la révélation du sens de la vie. Comprendre, comme le dit Heidegger que «la mort est la possibilité de notre radicale impossibilité», c’est comprendre pourquoi la raison ne peut qu’échouer à la penser: c’est que la mort en général n’existe pas, ce qui existe, ce sont des morts singulières. La mort relève donc de l’événement, non du concept. C’est pourquoi la méditation sur la mort devient méditation sur la vie. Elle en exorcise le fantôme paralysant, congédie la passivité de la peur où l’homme perd sa vie à vouloir la sauver. Heidegger dira que tous les refus de la mort conduisent à sa banalisation: c’est l’attitude purement théorique de celui qui sait qu’il est mortel mais pour qui la mort ne fait pas sens. C’est l’attitude du fumeur qui dit «qu’il faut bien mourir de quelque chose», mais pour qui la mort n’est pas vraiment considérée mais simplement admise comme une donnée objective de l’existence.Or elle doit être l’événement décisif à partir duquel toute notre vie devrait prendre sens et s’enraciner dans l’authenticité. Par conséquent, notera Kierkegaard, ce n’est que lorsque l’homme accepte sa mortalité qu’il accepte dans le même temps son individualité, ce qu’il nomme «la condition». Cependant, force est de constater que les hommes ne prennent pas au sérieux la mort qui donne à la vie son véritable prix. Ce qui ne peut que les conduire à la perdre en voulant la gagner, comme disait Cicéron. Kierkegaard nous enseigne donc qu’il faut apprendre à vivre chaque instant comme l’avènement même de l’éternité au cœur de notre existence. C’est aussi l’intuition de Wittgenstein, lorsqu’il écrit: «Si l’on entend par éternité, non pas une durée temporelle infinie, mais l’intemporalité, alors celui-là vit éternellement qui vit dans le présent.» L’éternité n’est donc pas perpétuité mais plénitude de la présence dans l’instant. C’est justement la mort qui donne cette acuité à la vie. Louis Lavelle, dans La Conscience de soi, a admirablement montré comment la vie et la mort ne pouvaient se penser séparément. Relisons ce qu’il nous dit: «Il est impossible d’établir la moindre séparation entre la méditation sur la vie, conseillée par Spinoza, qui pense que la méditation de la mort est la marque de notre impuissance, et la méditation de la mort conseillée par Platon, qui pense qu’elle est la méditation de la vie véritable. Car la vie et la mort forment un couple: elles n’ont de sens qu’en s’opposant; et le contraire de la vie n’est pas le néant, mais la mort. C’est l’idée de la mort, c’est-à-dire d’une vie qui se termine, qui donne au sentiment de la vie son extraordinaire acuité, son infinie puissance d’émotion. Dès que l’idée de la mort s’éloigne, la vie n’est plus pour nous qu’une habitude ou un divertissement: seule la présence de la mort nous oblige à la regarder face à face. Celui qui se détourne de la mort afin de mieux jouir de la vie se détourne aussi de la vie et, pour mieux oublier la mort, il oublie la mort et la vie. C’est parce que notre vie qui recommence tous les matins est close par la mort et ne recommence plus jamais qu’elle est pour nous un absolu; il faut l’épuiser en une fois. Et le tragique de la vie s’accroît à penser qu’elle recommence indéfiniment, mais dans un monde dont nous sommes absent: en ce qui nous concerne, les dés sont jetés une fois pour toutes; si nous nous trompons, c’est à jamais. […] La méditation sur la mort, en nous obligeant à percevoir nos limites, nous oblige à les dépasser. Elle nous découvre l’universalité de l’Être et sa transcendance par rapport à notre être individuel. Ainsi, elle nous ouvre l’accès non pas d’une vie future, qui garderait un caractère toujours provisoire, mais d’une vie surnaturelle, qui pénètre et qui baigne notre vie manifestée: il ne s’agit pour nous ni de l’ajourner, ni même de la préparer, mais, dès aujourd’hui d’y entrer.» Ainsi, loin d’être une simple pensée morbide qui paralyse le sujet et le sclérose petit à petit, la méditation sur la mort peut être la condition d’un renouvellement de la vie par le sentiment à la fois de fragilité extrême et d’absolu qu’elle nous en donne. On croit souvent que les religions sont des façons de se rassurer devant l’inéluctabilité de la mort, mais il semble bien que ce soit tout le contraire: elles constituent bien une méditation sur la mort – que l’on considère la croix qui est symbole des chrétiens – qui donne sens à l’existence et joie d’une vie qui se renouvelle, non dans la fuite mais dans la victoire sur la mort.