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L’argent fait-il le bonheur de l’homme?

L’expression est devenue proverbiale qui dit que «l’argent ne fait pas le bonheur». Pourtant, on ne manque pas d’ajouter aujourd’hui «mais il y contribue». Il y a là un double aveu qui semble néanmoins contradictoire si l’on s’y arrête un peu. En effet, dire de l’argent qu’il ne fait pas le bonheur implique une représentation du bonheur qui, sinon méprise les biens matériels, du moins y est indifférent. C’est donc que le bonheur consisterait en autre chose que la fortune. Mais en même temps, le bon sens semble rebelle à cette conception; d’où l’idée qu’on ne puisse malgré tout pas faire totalement abstraction de l’argent: «il y contribue». On retrouve dans cette dualité les deux grandes conceptions du bonheur qui n’ont cessé de traverser l’histoire de la pensée. Ainsi, pour les sophistes, contemporains de Platon, le bonheur consistait dans la fortune – c’est d’ailleurs le sens premier du terme: les mots «bonheur» en français, «happiness» en anglais et «glück» en allemand se rapportent tous au hasard, à la chance. On retrouve justement ce sens dans l’expression «par bonheur», dans le verbe «to happen» et dans le terme anglais «luck» qui est dérivé de l’allemand «das glück». Il faut entendre alors le mot fortune au double sens du terme: le sort favorable et la richesse.

Mais une telle conception pose immédiatement un problème moral: si le bonheur est fonction du hasard alors il ne dépend absolument pas de nous d’être ou de ne pas être heureux. Plus encore, le bonheur ne serait réservé qu’à ceux qui seraient favorisés par le sort. Ceux qui appartiennent, selon l’expression du millionnaire américain Warren Buffett au «lucky sperm club». Tous les autres étant alors condamnés à une vie misérable parce qu’ils seraient nés sous de mauvais auspices, au mauvais endroit et au mauvais moment. On répondra sans doute que si la fortune est représentée, au Moyen-âge, comme une roue, c’est parce que le sort peut changer et la chance tourner. Il n’en demeure pas moins, que dans tous les cas le bonheur ne dépendrait pas de nous. Cela pourrait alors paraître très injuste. Là encore, on répondra que la vie est injuste en parodiant la conception darwinienne du «struggle for life», la lutte pour la vie – en oubliant au passage que si Darwin admettait que cette lutte était le moteur de l’évolution animale, il reconnaissait en même temps que l’homme était le seul à y échapper dans la mesure où il lui substituait la solidarité et la coopération – nous aurons à y revenir.

Mais quelle est la conception du bonheur qui sous-tend cette représentation? Car à y regarder de plus près, il peut sembler paradoxal que les pays occidentaux qui semblent, à tout point de vue, plus favorisés que les autres, soient en même temps ceux qui battent les records de taux de suicides, de consommation d’antidépresseurs, de sentiment de solitude, etc. N’est-ce pas que le bonheur consisterait en tout autre chose? C’est justement ce que les philosophes de l’Antiquité se sont efforcé de penser comme vertu: «la vertu, c’est l’habitude du bien», dit simplement Aristote. Ainsi, pour réussir sa vie et être heureux – ou du moins mériter de l’être comme dira Kant – ne faut-il pas être «quelqu’un de bien»? Autrement dit, le bonheur n’implique-t-il pas une certaine moralité? Et n’est-ce pas en soi-même qu’il faut rechercher les conditions d’une «belle vie» comme on dit? Ou est-ce dans une certaine manière de voir la vie est d’être en vie que réside ce bonheur tant espéré? Ce sont ces deux conceptions qu’il nous faut donc considérer.

On le voit, le bonheur est souvent représenté comme une finalité: ce à quoi tout homme aspire. Mais «si tous les hommes recherchent d’être heureux» comme le dit Pascal, il s’en faut de beaucoup qu’ils s’accordent sur une définition commune du bonheur. En effet, comme le remarque Kant: «Le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept de bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience; et que cependant pour l’idée de bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire.» C’est dire que le bonheur n’est pour lui qu’un idéal de l’imagination, qui correspond à une sorte de représentation absolue des plaisirs vécus. Le bonheur, en ce sens, semble inséparable du plaisir, mais d’un plaisir qui serait complet, permanent, et dont les plaisirs effectifs ne seraient finalement qu’un avant-goût.

Mais comment alors atteindre ce bonheur? Le principe du plaisir n’est-il pas, comme le dit Socrate dans le Philèbe, d’appartenir à l’illimité? Ce qui signifie, par conséquent, qu’il ne possède pas de nature propre; il n’est pas un bien en lui-même. Sitôt atteint, il disparaît.

A défaut donc d’atteindre cet idéal, il suffirait de viser un maximum de plaisir pour un minimum de peine. On retrouve là la conception utilitariste de Jeremy Bentham (1748-1832) et de John Stuart Mill (1806-1873). Pour Bentham, le critère premier de l’action humaine est l’utilité et celle-ci est définie comme la capacité à produire du plaisir et à supprimer une peine. Dans cette perspective, le plaisir n’est pas un moyen de parvenir au bonheur, il en est une partie. Ainsi, le bonheur individuel est la seule fin en soi. Mais ce bonheur ne sera effectivement possible que dans une société qui garantit la sécurité des biens et la propriété, c’est-à-dire qui assure le bonheur du plus grand nombre. La prospérité de tous assure la prospérité de chacun et réciproquement.

Cette conception s’articule historiquement avec le «droit au bonheur» revendiqué par la Révolution. Saint-Just affirmait que «le bonheur est une idée neuve en Europe» signifiant par là que le bonheur n’est pas un donné de la nature et encore moins de la naissance, mais un bien à conquérir par la politique, le droit et la démocratie. Ainsi, la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, dans son article premier, déclare: «le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles.»

Ce bonheur doit naître du développement des Lumières, c’est-à-dire du développement de la science et des progrès techniques, de l’éducation et de l’hygiène, de l’urbanisme et du confort en général. Ce rêve humaniste d’un bonheur pour tous et pour chacun qui culminera, au XIXe siècle, dans le positivisme qui voyait dans le progrès la condition de la réalisation du bonheur – dans le même temps où Karl Marx se scandalisera de la misère du monde ouvrier et particulièrement des mineurs – a accouché de la société de consommation, dont on peut se demander si elle est vraiment la panacée en matière de bonheur.

En effet, l’utilitarisme se transforme en matérialisme dès lors qu’il considère le bonheur comme un bien-être. Or ce bien-être, il n’est plus, dans la plupart des cas, une conception personnelle tant il est vrai que la société marchande le fabrique de manière standardisée. Tout se passe comme si l’on cherchait à nous assurer du bonheur en nous assurant contre le malheur, comme si l’on voulait que nous ne manquions de rien. De sorte que la société fabrique un modèle du bonheur que nous finissons par accepter plus ou moins. Le paradoxe est alors que c’est précisément au moment où chacun revendique sa singularité et le droit à concevoir le bonheur comme il l’entend, que l’on assiste à la plus forte uniformisation sociale de ce bonheur. Tout le monde finit par rêver à peu près à la même chose; d’où le rêve américain qui se décline en banlieues résidentielles interminables où chacun a son pavillon, son carré de pelouse et l’inévitable barbecue pour partie de hot-dog entre voisins.

Or ce qui résulte de cette répétition du plaisir, ce n’est pas le bonheur mais, comme l’avait très bien vu Schopenhauer, l’ennui. «Le désir, de sa nature est souffrance; la satisfaction engendre bien vite la satiété; le but était illusoire; la possession lui enlève son attrait; le désir renait sous une forme nouvelle, et avec lui le besoin; sinon, c’est le dégoût, le vide, l’ennui, ennemis plus rudes encore que le besoin.» Les hommes ne cessent donc de passer du désir à l’ennui et de l’ennui au désir. Or, pour Schopenhauer, dans ce mouvement incessant, le bonheur est introuvable.

Aussi, à ce bonheur par le plaisir, certains opposeront un bonheur par la vertu. C’est ce que développeront notamment les Stoïciens. Ainsi, Sénèque écrit-il dans De la vie heureuse: «Ajoutez encore que le plaisir s’arrange de l’existence la plus honteuse mais que la vertu ne consent pas à une vie mauvaise; il y a des malheureux à qui le plaisir ne fait pas défaut, et même dont le plaisir cause le malheur, ce qui n’arriverait pas si le plaisir était mélangé à la vertu, mais la vertu existe souvent sans le plaisir et n’a jamais besoin de lui. Pourquoi rapprocher des choses si dissemblables et même si opposées? La vertu est chose élevée, sublime, royale, invincible, inépuisable; le plaisir est chose basse, servile, faible, fragile qui s’établit et séjourne dans les mauvais lieux et cabarets.»

Il s’agit donc dans cette perspective de parvenir à la maîtrise de soi, non pas renoncer au plaisir mais le redresser pour le faire participer à une vie bonne, c’est-à-dire une vie conforme à notre nature. Or cette nature, dira Aristote est essentiellement rationnelle. Le bonheur n’est donc pas d’abord matériel mais bien spirituel. En ce sens, Aristote distingue trois types de vie: la vie consacrée à la subsistance, la vie consacrée à l’action et celle consacrée à la connaissance. Toutes trois sont susceptibles de conduire à un certain bonheur car la vertu consiste dans l’excellence, c’est-à-dire la disposition à faire le bien ou à bien faire les choses. Celui qui vit conformément à la Nature et à sa nature propre s’accomplit alors pleinement et mène une vie épanouissante. Le bonheur sera alors le résultat de cette vie entièrement vertueuse de celui qui se consacre à son activité. Mais, pour autant toutes ces activités ne sont pas équivalentes et Aristote considérait la vie consacrée à la connaissance comme la plus propre à nous rendre heureux.

On retrouvera cette idée chez Descartes, pour qui la joie intellectuelle est de toutes la plus haute. De même, Spinoza définira la joie comme le «passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection…» Ce perfectionnement est ce qui accroît la puissance d’exister de l’homme. Autrement dit, ce qui permet la réalisation de soi. L’homme vertueux est donc par-dessus tout l’homme joyeux. On retrouve à chaque fois l’idée que le bonheur consiste dans un accord avec soi-même qui consiste à habiter pleinement son existence et à en faire une œuvre d’art, au sens où on parle d’un art de vivre.

Relisons pour terminer ce texte de Bergson qui illustre admirablement cette idée:

«Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire: toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création: plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde! On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi. […] Mais celui qui est sûr, absolument sûr, d’avoir produit une œuvre viable et durable, celui-là n’a plus que faire de l’éloge et se sent au-dessus de la gloire, parce qu’il est créateur, parce qu’il le sait, et parce que la joie qu’il éprouve est une joie divine.»

Ainsi, on le voit le bonheur ne consiste pas dans la satisfaction immodérée des désirs et dans l’acquisition des biens matériels qui, s’ils ne sont pas pour autant négligeables ou méprisables, ne sauraient être une condition suffisante de ce bonheur. Leur quête effrénée ne peut conduire qu’à l’ennui, la stupidité de celui qui, parce qu’il a trop joui, est blasé. Pire, l’argent peut même ruiner la possibilité du bonheur dans l’exacte mesure où il se substitue à la vertu. Ainsi, on définissait jadis l’honnête homme ou l’homme de bien comme celui qui savait rester le même, conserver son équanimité, quelque soit sa fortune: de sorte qu’il ne se laissait ni griser par la richesse et savait rester simple, ni abattre par les revers de fortune et conservait sa noblesse, même désargenté. L’homme de bien n’est donc pas l’homme des biens. C’est cette vertu que peut pervertir l’argent lorsqu’il remplace la performance sportive, la création artistique ou les rapports humains par la recherche du profit, à n’importe quel prix: celui de la tricherie, de la vulgarité ou de la concurrence. Jamais sans doute n’avons-nous été plus éloignés du bonheur parce que nous avons perdu le sens de la valeur des choses, occultée qu’elle est par la seule valeur marchande. Mais, en même temps, jamais sans doute cette question du rapport entre l’argent et le bonheur ne s’est posée avec une telle acuité. Or le questionnement est la condition de la recherche de cette connaissance, source de toute joie et création d’un nouvel art de vivre dont on peut espérer qu’il tirera les leçons de nos excès présents.