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Peut-on revendiquer un droit à la révolte?

Il peut a priori sembler incohérent de parler de droit à la révolte, dans la mesure où le droit définit ce qui est conforme à la règle (comme on trace, en mathématiques, une droite en suivant la règle), qu’il s’agisse de la loi telle qu’elle est établie dans un groupe social ou de la norme morale telle qu’elle est fondée en raison, et dans la mesure où la révolte est justement la contestation, voire le refus de cette règle. Dès lors comment peut-on faire du refus de la règle, une règle?

Il semble que l’apparent paradoxe ne pourrait-être surmonté qu’à la condition de considérer un écart au sein du droit. Ainsi, la révolte n’est-elle pas la revendication d’un droit, considéré comme légitime face à un droit légal mais constesté, car considéré comme illégitime ou injuste? Il semble que c’est en ce sens qu’il faut entendre l’article 35 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme qui déclare que «Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.» Mais comment établir que le gouvernement est injuste? A quelles conditions une telle révolte serait-elle envisageable?

La révolte, il faut tout de suite le préciser, implique un recours à une forme de violence qui a pour but de changer une situation qui est considérée comme injuste et afin de mettre un terme à cette situation. Ce qui impliquerait alors que la révolte doit faire advenir un ordre où la révolte elle-même deviendrait inutile. Dans cette perspective, c’est au nom d’une certaine règle, un certain droit que serait contesté l’ordre établi. Mais quel pourrait être un tel droit?

C’est supposer qu’il existerait un droit antérieur ou transcendant au droit tel qu’il est réellement institué dans une société donnée. C’est tout le sens de la formule de Camus, dans L’homme révolté justement: «Qu’est-ce qu’un homme révolté? C’est un homme qui dit non. Mais, s’il refuse, il ne renonce pas; c’est aussi un homme qui dit oui dès son premier mouvement.» C’est à ce droit ou cette valeur qu’il dit «oui». «Toute valeur n’entraîne pas la révolte, ajoute Camus, mais tout mouvement de révolte invoque tacitement une valeur.» Mais que serait cette valeur ou ce droit?

Ce que l’on voit apparaître dans cette question, c’est le débat entre une position qu’on pourrait définir comme «légaliste» et qui considèrerait que toute contestation de la loi par des moyens illégaux devrait être condamnée parce que contraire à la loi, de sorte qu’il ne pourrait en résulter qu’un plus grand mal. Et une position que l’on pourrait qualifier de «légitimiste» qui revendiquerait un droit (sinon légal, du moins moral) à la révolte parce que toute institution d’un pouvoir reposerait de toute façon sur une violence, c’est-à-dire une atteinte à un droit de nature. Examinons, si vous le voulez bien ces deux positions.

La position légaliste repose sur l’idée qu’il ne saurait y avoir de droit hors d’une loi instituée. Autrement dit, la loi est la source de tous les droits et de tous les devoirs. Dès lors ce qui est hors du champ de la loi n’est ni prescrit ni interdit. Cela implique éventuellement deux choses: soit qu’on considère qu’il n’existe aucune norme universelle, entendue au sens de droit naturel qui pourrait servir d’étalon à l’aune duquel on pourrait juger de la justice ou de l’injustice d’une loi instituée, soit qu’on considère qu’il existe bien une telle norme universelle (les droits de l’homme) mais qu’elle ne saurait être qu’un bel idéal qui considèrerait l’homme non pas tel qu’il est mais tel qu’il devrait être, s’il était un être parfaitement raisonnable: c’est l’homme idéal déjà dénoncé par Burke au XVIIIe siècle. Une telle norme serait de toute façon inapplicable.

La conséquence immédiate est qu’il ne saurait y avoir aucun droit à la révolte car comment une loi pourrait-elle instituer sa propre contradiction? Précisons tout de suite que cela n’implique pas nécessairement l’interdiction de toute contestation. En effet, la révolte ne se confond pas avec le droit de manifester, d’objecter en conscience ou de dénoncer au moyen de la presse. On peut être révolté par une situation que l’on juge scandaleuse, mais il ne s’agit ici que d’une attitude morale. La révolte implique, elle, que l’on pose des actes qui, par définition, sont illégaux puisqu’il s’agit de s’opposer violemment à la loi. Dès lors, la révolte ne peut être qu’illégale et ne saurait jamais constituer un droit.

Pourtant, on voit bien ce que cette position peut avoir, sur le plan historique, d’étriqué. En effet, considérer que toute loi, sous prétexte qu’elle est instituée, doit être tenue pour juste, aboutit à ce que Hannah Arendt définissait comme le règne du «tout est possible». La raison se rebelle devant une telle conséquence car l’on conçoit assez facilement qu’une loi puisse être criminelle. Ainsi, tenir les résistants de la seconde guerre mondiale pour des terroristes ou des criminels sous prétexte qu’ils ont désobéi aux lois instituées par l’occupant allemand ou le régime de Vichy, heurte le sens commun. C’est tout le sens du «mur des justes» institué à Jérusalem: les justes étant ceux justement qui étaient passibles des cours de justice pour avoir protéger des Juifs. On retrouve l’écart entre le légal et le légitime.

Cependant, l’objection trouvera une réponse, chez un certain nombre de philosophes qui opposeront à cette logique du meilleur, ce qu’on pourrait appeler une logique du pire. En effet, ce que revendique celui qui se révolte, ce serait d’instituer un ordre meilleur, plus juste, plus humain, qui viendrait se substituer à un ordre qu’il trouve injuste, inhumain, criminel. Mais c’est par le crime – au sens légal du terme – qu’il prétend s’opposer au crime – au sens légitime du terme. Or, qu’est-ce qui garantit qu’il en sortira quelque chose de meilleur? Détruire un droit imparfait, n’est-ce pas ouvrir la boîte de Pandore, d’où sortiront des crimes pires encore? Ainsi, la Révolution russe qui libéra le peuple de l’oppression tsariste pour le jeter dans celle, indéniablement pire, du régime communiste constitue-t-elle un réel progrès? Que penser de la Terreur qui suivit la Révolution française? Des régimes établis par les Révolutions nationales des pays fascistes? De la Révolution iranienne qui institua le régime des mollahs?, etc.

Cette idée, c’est celle que l’on rencontre déjà chez Platon dans L’apologie de Socrate. Ainsi, Socrate condamné injustement à mort par un tribunal athénien, se voit offrir les moyens de son salut par ceux-là même qui l’ont condamné: un bateau l’attend dans le port du Pirée qui lui permettra de fuir en exil. Or, Socrate refuse cette échappatoire et préfère se soumettre. Pourquoi? Parce que refuser de se soumettre à la loi, ce serait détruire cette loi et donc la cité dont elle est l’architecture. Sans loi, plus de vie civile dans la concorde et dans la paix possible. C’est donc la porte ouverte à la justification de toutes les violences (au nom de son intérêt propre), l’établissement de rapport de force et donc le règne de l’arbitraire. Pour Socrate, c’est alors contre l’homme lui-même que l’on se révolte car «hors de la cité point d’homme» comme le dira plus tard Aristote. Ainsi, Platon écrit dans le Criton: «Qu’est-ce donc que ta sagesse, si tu ne sais pas que la cité est plus précieuse, plus respectable, plus sacrée qu’une mère, qu’un père et que tous les ancêtres, et qu’elle tient un plus haut rang chez les dieux et chez les hommes sensés.»

On retrouve, sous une autre forme, cette conception, chez le philosophe anglais Thomas Hobbes. Partant de l’idée que l’homme est par nature un loup pour l’homme «homo homini lupus est» qui, comme tout être vivant, cherche selon la célèbre formule de Spinoza à «persévérer dans son être», il se représente leur rapport naturel comme «une guerre perpétuelle de tous contre tous». Or, un tel état se révèle impropre à la conservation. Une telle vie serait misérable, précaire et courte. Dès lors, le seul moyen d’assurer la survie de l’individu et même de l’espèce, est de sortir de cet état de nature et par l’établissement d’un pouvoir politique contraignant d’assurer la sécurité, l’intégrité et la propriété de chacun et de tous. Ainsi, «le salut du peuple est la loi suprême», «salus populi suprema lex». Donc, une loi, même injuste est préférable à l’absence de loi. La révolte ne serait alors qu’une régression à l’état de nature.

Il ne faudrait pas pour autant en conclure que c’est à une soumission aveugle que nous invitent ces philosophes. Ainsi, si la loi est injuste, il y a bien pour Platon des moyens de la faire évoluer, mais ils doivent se déployer dans le cadre de la loi elle-même. C’est par le débat, le discours rationnellement argumenté, que le sage s’efforcera de changer la loi. On retrouve là la voie qui sera chère à Gandhi: celle de l’ashima, la résistance pacifique. De même, Hobbes reconnaît que s’il faut toujours rechercher la paix, c’est en même temps un devoir de faire la guerre quand celle-ci se révèle impossible. Il concède ainsi au criminel la possibilité de lutter si l’Etat veut le tuer, car c’est la seule possibilité qu’il lui reste. Mais ces positions, on le voit, reposent sur une conception positive de la loi et sur l’idée que l’Etat, dans tous les cas, garantit au moins un minimum de droits. Hannah Arendt disait que «le premier des droits est le droit d’avoir des droits». Mais qu’en est-il lorsque la loi devient criminelle et nie jusqu’au droit de vivre de certains individus? Et même, sans aller jusque-là, peut-on considérer qu’aujourd’hui en France, on possède un tel pouvoir de changer les institutions ou les lois, simplement par le libre dialogue et l’échange? Ne faut-il pas considérer, comme le déclarait récemment un syndicaliste, à l’issue des manifestations violentes de Bretagne, que le gouvernement ne vous entend que lorsque vous cassez tout? Dès lors la violence ne peut-elle pas être légitime?

La position légitimiste va, elle, défendre un droit à la révolte. Ce droit, cela va de soi, ne s’inscrit pas dans la légalité elle-même, dans la mesure où elle se condamnerait par-là à l’inefficacité. Mais il s’agit d’un droit transcendant qui est inscrit dans la nature même de l’homme. C’est ce droit que formulera la première mouture de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, de 1789, lorsqu’elle déclare à l’article 2, parmi les droits naturels et imprescriptibles de l’homme, un «droit de résistance à l’oppression». Principe qui sera renvoyé, dans la version de 1793, à l’article 35 qui dit que: «Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.» Il faut préciser que ce droit est reconnu au peuple, défini comme souverain, contre une confiscation du pouvoir au profit de quelques-uns. L’insurrection doit être alors définie comme le soulèvement du peuple pour la liberté, contre l’oppression, comme en 1956 à Budapest, par exemple.

La révolte est alors légitime uniquement si elle est faite en faveur des droits imprescriptibles de l’homme. Et force est de reconnaître que le droit a souvent eu besoin de telles révoltes pour progresser. Qu’il suffise de considérer les luttes sociales qui ont parsemé tout le XIXe siècle et le XXe.

Cependant, l’article 35 considère aussi que la révolte peut être légitime si elle concerne uniquement une portion du peuple. Mais il va de soi que, là encore, ça ne saurait être que pour le bien commun et non au profit de cette portion elle-même.

Mais comment établir le caractère oppressif d’un pouvoir? Car par définition, tout pouvoir, comme le notait déjà Rousseau dans le Contrat social cherche à transformer la force en droit et à se légitimer lui-même, en prenant la forme de la légalité. Il y a là une difficulté qui relève de l’écart entre le légal et le légitime, chacun déniant à l’autre le droit qu’il revendique comme exclusif. Mais cette négation se fait dans la grande majorité des cas au profit du dominant, de l’oppresseur et au dépend du dominé, de l’opprimé. «Dans la langue des maîtres devenue langue commune, écrit Igor Reitzman, le violent n’est pas celui qui fait violence (le prince dans sa province, le patron dans l’entreprise, le propriétaire face aux esclaves, le mari du code Napoléon…) mais le vilain qui ose se rebeller.» Ainsi, la violence apparaît dans nos médias comme la manifestation des casseurs de banlieue, des syndicalistes jusqu’auboutistes, des émeutiers de la faim, mais on ne parle jamais de la violence économique imposée dans des rapports d’exploitation de l’homme par l’homme. Le violent est un jeune à capuche, jamais un homme d’affaire en costume trois pièces. Or, la question se pose de savoir si la violence du premier n’est pas que la réponse révoltée à la violence du second. C’est ce que résume la fameuse formule de Pascal: «ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on fit que ce qui est fort fût juste.»

Dès lors, la révolte serait légitime dans la mesure où elle n’est qu’une défense face à une violence qui ne dit pas son nom. Mais, en même temps, dans la mesure où elle ne peut pas toujours se légitimer elle-même, elle peut finir par être retournée contre elle-même par ceux-là mêmes qui détiennent le pouvoir, pour asseoir leur propre légitimité revendiquée. L’Etat a alors beau jeu de dénoncer ces violences comme autant d’atteintes au droit. C’est ce qu’avait fort bien compris Léon Tolstoï qui inspira tant Gandhi, lorsqu’il écrivait: «Essayer de détruire la violence par la violence, c’est vouloir éteindre le feu par le feu…»

Là encore, il ne s’agit pas de se résigner ou de se soumettre face à l’oppression mais de lui opposer une véritable résistance qui demande courage et constance. Gandhi croit au triomphe de la vérité face au mensonge, mais comme tout combat celui-ci n’est pas sans risque et peut conduire à la prison ou à la mort. Il en fera lui-même l’expérience. Mais cette résistance sera d’autant plus efficace, selon lui, qu’elle s’interdira de combattre l’adversaire sur son terrain: celui de la violence instituée. C’est en ce sens que le terrorisme ne peut conduire qu’à une recrudescence de l’oppression. Mais peut-être est-ce en réalité le but visé: rendre l’exercice du pouvoir insupportable pour générer des révoltes en chaîne… On aboutit alors à la même logique utilitariste qui affirme que la fin justifie les moyens et qui n’est qu’un autre visage de l’oppression.

Nous voyons donc que la révolte peut être légitime et à ce titre constituer un droit seulement et seulement si elle se fait au nom d’un bien supérieur et qu’elle s’interdit d’utiliser n’importe quel moyen. Ce contre quoi on peut et même on doit se révolter, ce n’est pas quelqu’un disait Gandhi mais quelque-chose: un pouvoir institué au service duquel se mettent quelques-uns parce qu’ils ignorent la vérité. Bien sûr, on ne peut sans doute pas toujours faire l’économie de la violence. Ainsi, les Juifs du Ghetto de Varsovie qui se révoltèrent sans espoir contre les nazis, ne le firent-ils que pour mourir dignement et non comme des moutons qu’on mène à l’abattoir. C’est donc sans doute d’abord contre sa propre passivité, ses peurs ou ses lâchetés qu’il faut ainsi se révolter pour défendre ses droits.